2. AUTRE NOMS

Image 6.bmp

Dès notre naissance, les noms nous ont entourés. Comme une autre famille, inépuisable. Comme une foule d'amis nouveaux qui n'auraient pas cessé d'arriver. Notre père baptisait tout ce qui se présentait : ceci est un timon de charrette, les enfants, ceci est un mors qui permet de conduire les chevaux, même les plus furieux, ceci est un soufflet pour réveiller les feux paresseux, ceci un poisson-chat, un engrenage, un disjoncteur, un palmier rônier, une chambre à air… Chaque fois, il fallait répéter après lui. Jusqu'à prononciation parfaite.

— Maintenant que vous avez acquis ce mot, vous ne vous sentez pas plus riche ?

— Oh si, Papa !

— Vous voyez, les enfants, appeler a un double sens : j'appelle quelqu'un pour lui demander de venir, j'appelle quelqu'un quand je lui donne son nom, je m'appelle Ousmane. Ce qui n'est pas appelé n'existe pas tout à fait. Comme une femme dont aucun homme n'a voulu.

— Ou l'inverse, complétait, farouche, notre mère. Comme un homme trop laid pour intéresser une femme.

Sur cette affaire-là, la lutte entre les hommes et les femmes, elle ne baissait jamais la garde. Mais elle ne participait que de loin à nos apprentissages verbaux. Je sais maintenant qu'elle se dissimulait. Devinant ce qui s'ensuivrait, inéluctablement, si elle dévoilait sa vraie nature. La marée des qui suis-je ? n'allait plus tarder à déferler sur nous. À cette époque, elle nous laissait encore en paix.

Ces longues séances nous amusaient plutôt : le monde était un jeu. Une immense collection de boîtes. Il suffisait de placer dans la bonne boîte chaque être ou chaque chose rencontrés.

Mais nommer les oiseaux offrait un plaisir autrement plus vif. À cause peut-être de l'angoisse qui le précédait toujours : serai-je là quand ils surgiront, serai-je capable de les reconnaître, ils vont si vite et se moquent si bien de nous, les humains, à tous se ressembler? Saurai-je saisir en plein vol et en un instant une forme, quelques couleurs, puis m'exclamer : c'est un coucal ! Et celui-ci ? Cette tache verte dans le ciel, ne serait-ce pas un guêpier ? Bravo, Marguerite ! Cette sorte de chasse me semblait aussi difficile que retenir de la musique, ou du temps, ou l'eau du fleuve. Me souvenant de ces moments, la voix d'Ousmane me revient : « Regarde, un vanneau armé » « Oh, un aigle pêcheur… ».

Souvent, encore aujourd'hui, si longtemps après, je regarde le fond de ma paume et il me semble y voir planer, longues ailes de plus en plus pâles, l'amour de mon père.

Un soir, au retour de la petite ville voisine, Médine, s'éleva, devant le capot bleu de notre 203 Peugeot, un nuage. Assez sombre pour en saisir les contours. Assez clair pour distinguer au travers le rouge du soleil finissant.

— C'est un djinn, murmura Manama.

Elle tremblait.

Mes frères et sœurs se jetèrent en hurlant sur le plancher rouillé de la voiture au risque de l'effondrer, une bonne fois, sur la route. Moi, plus curieuse encore que peureuse (trait de caractère qui m'est resté et rend si forte l'envie de visiter votre France, pays de la plus grande diversité, d'après ce qu'on dit), demeurai à mon poste, à droite d'Ousmane, ma tempe contre son épaule, mon menton bien calé sur la banquette avant.

On aurait dit une fumée, jouet d'un courant d'air. Mais aucun mouvement, pas le moindre, n'agitait alentour les feuilles menues des acacias. La drôle de fumée bougeait toute seule. Elle s'étirait, se courbait, se tordait, partait en vrille, disparaissait pour revenir l'instant d'après. Capricieuse, ivre d'elle-même. Une danseuse sans maître, uniquement occupée de sa fantaisie, d'enchaîner les formes, les figures. Voyez comme je suis. Telle et telle, et encore autre si je veux. Une musique lancinante accompagnait le ballet, des piaillements brefs, aujourd'hui je dirais des cris de plaisir.

Quand la fumée finit par s'évanouir, Manama revint à la vie.

— Rendons grâces à Dieu, le djinn nous a épargnés.

En bonne cuisinière, elle n'avait pas sa pareille pour mélanger les religions. Allah, les esprits, la Vierge Marie catholique…

Mon père ralluma le moteur. Je ne le quittais pas des yeux. Il se tut un long moment, tout à sa conduite. Et puis, sa bouche s'ouvrit. On aurait dit qu'il hésitait encore à parler.

— Bien sûr, vous aurez tous reconnu les tisserins. On distingue les tisserins minulle, les fronts blancs, les orangés, les gendarmes, les noirs de vieillot… Et je ne les connais pas tous. Ils se réunissent à mille, ou plus, pour voler ensemble. Cette espèce aime s'amuser avant la nuit.

— Mais alors, demanda la toute petite voix de ma plus jeune sœur, Awa, il n'y avait pas de djinn ?

Dans le rétroviseur, mon père se contenta de nous sourire. Ma mère se mordait les lèvres et regardait ailleurs.

C'est peu après que, prise de vertige par tous ces noms, je demandai :

— Pourquoi existe-t-il beaucoup plus d'oiseaux que d'humains ? Et nous, pourquoi nous appelons-nous Dyumasi, seulement Dyumasi, et pas Chemin des Dames, comme notre grand-père ?

 

Abdoulaye Omar Victor, dit Chemin des Dames, père d'Ousmane, occupait dans notre concession une case éloignée, près de l'enclos des chevaux. Son habillement me fascinait, toujours le même : un boubou bleu piqué d'une décoration étincelante et une chéchia rouge vissée sur sa couronne de cheveux blancs, si bien qu'on l'appelait aussi « le Tricolore ».

Entouré du plus profond respect auquel son âge lui donnait droit, il vivait à l'écart. Tôt le matin, il s'asseyait sous le cailcedrat, le plus souvent solitaire. Avec un vieux tissu, il passait sa journée à polir sa Médaille militaire, puis la contemplait des heures, comme s'il pouvait y suivre des spectacles somptueux, avant de recommencer son travail d'astiquage. Tandis que ses lèvres marmonnaient. J'avais beau tendre l'oreille, je ne pouvais rien comprendre de l'histoire qu'inlassablement elles racontaient.

Car à nous, les enfants, il était interdit d'approcher : ne le dérangez pas, vous voyez bien qu'il prie. Cette explication ne nous convainquait pas. Tu crois qu'il s'adresse vraiment à Dieu ? Nous n'en étions pas sûrs. Persuadés plutôt qu'on nous cachait la vérité, une vérité dangereuse…

Seuls ses collègues – de très « anciens » comme lui – venaient lui rendre visite. Ils s'asseyaient près de lui, sous le cailcedrat habité par les tourterelles et les fameux tisserins. Mais les amis ne demeuraient jamais longtemps. Le ton montait vite. Ils se levaient et s'en allaient furieux, lançant des malédictions qui ajoutaient au mystère : puisque c'est comme ça, reste dans ta boue ! Tu aimes trop la mort, Abdoulaye, elle va t'engloutir sans tarder !

De temps en temps, à intervalles réguliers, autre énigme : le village entier, soudain métamorphosé, faisait fête à mon grand-père. On l'entourait, on lui souriait, lui proposait mille cadeaux et autant de services : tu ne peux plus rien voir dans tes lunettes, tu en veux de nouvelles ? Ça te ferait plaisir, une radio qui entend la France ? À ton âge, on est encore vert, tu veux te marier avec ma fille ? Sous l'avalanche de générosité, il ne bronchait pas, toujours à polir et marmonner.

Un vieux cousin (vingt-deux ans) m'expliqua la raison de ces brutaux changements d'atmosphère.

— C'est à cause de l'enveloppe. Elle arrive à la fin de chaque trimestre. Tu verras.

De ce moment je comptai les jours, découvrant des tortures et des délices inédites, accueillant en moi l'amie secrète qui n'allait plus jamais me quitter : l'attente. La nuit, l'enveloppe volait dans mes rêves, drôle d'oiseau blanc carré. Je demandais à mon père : quelle est donc cette espèce, ni aigrette, ni héron, ni spatule malgré l'aplatissement de son bec ? Il mettait son doigt sur sa bouche, sois patiente, Marguerite, tu le sauras bientôt.

Un matin, le vieux cousin se présenta. Il sentait le savon. Ou un parfum. Ou les deux. En tout cas, il écœurait mon nez.

— J'ai des nouvelles. Qu'est-ce que tu me donnes en échange ?

Je lui fis cent propositions inutiles. Je savais qu'une seule pourrait l'intéresser.

— Si tu n'acceptes pas de rompre la solitude avec moi, Marguerite, tu ne sauras rien. Et décide-toi vite, on va tout manquer.

— Mais je n'ai que onze ans !

— Je t'ai vue quand tu nages. Tu es déjà une femme entière.

Comment refuser? Si j'en crois mon existence, et contrairement au proverbe, c'est la curiosité, bien plus que l'oisiveté, qui est mère de tous les vices.

Peut-être avaient-ils deviné notre pacte ; mes parents s'inquiétèrent :

— Où vas-tu, Marguerite ?

Nous courûmes. Une microscopique camionnette jaune arrivait. On aurait dit une barque sur une mer démontée, tant elle disparaissait corps et biens dans les fondrières de la route avant de resurgir, vaillante, déjà prête à replonger.

Elle s'arrêta devant Chemin des Dames. Un uniforme bleu foncé en sortit et marcha sans hésitation, manifestement un habitué, vers le cailcedrat. Mon grand-père l'attendait comme je ne l'avais jamais vu, garde-à-vous et salut militaire.

— Monsieur Dyumasi Abdoulaye Omar Victor ?

Mon grand-père hocha la tête, mais sans quitter saposture.

L'uniforme finit par s'impatienter.

— Très honoré, monsieur Dyumasi. Mais je n'ai pas que ça à faire. Vous la voulez ou non ?

Lentement, à regret, la main qui saluait, la droite, retomba tandis qu'une autre main, la gauche, sortait du boubou et se tendait. Un épais morceau de papier blanc y fut déposé.

À peine l'uniforme eut-il tourné le dos et la barque jaune repris la mer sablonneuse (toujours aussi démontée) que le village s'avança, le village entier, sourires immenses sur toutes les lèvres, celles des neuf frères de mon père, celles de leurs innombrables épouses, celles de ses onze sœurs, aussi joyeuses que leurs maris, et d'autres voisins dont j'ignorais la parenté avec notre famille, tous saisis d'amour subit pour Chemin des Dames.

— Qu'y a-t-il dans l'enveloppe ?

— Avant de le savoir, tu dois tenir ta promesse.

Dois-je conserver, dans ma maigre, trop maigre listed'inconduites, cette première rupture de solitude ? Je vous laisse juge. Sitôt allongé près de moi, mon cousin, pourtant âgé, vingt-deux années, je vous l'ai dit, s'est mis à trembler. À ce jour, c'est le seul Africain que j'aie connu terrorisé par les femmes.

— Marguerite, tu voudrais bien me parler ?

J'ai approché ma bouche de son oreille. Cinq minutes plus tard, il dormait.

Les tambours nous ont réveillés, les koras, les balafons, des chants joyeux. Quelques mauvais musulmans avaient sans doute cédé à l'appel du vin de palme. Contre moi, le cousin s'agitait.

— Marguerite, tu me promets de raconter l'inverse ?

— L'inverse?

— Le total contraire de ce qui s'est passé. Par exemple que je l'ai grosse et tendue et que tu en garderas le souvenir toute ta vie ? Et que je suis infatigable ? Et que pourtant je sais respecter une femme ? Mais que toi, tu as dû lutter pour te conserver intacte avant le mariage, lutter contre l'armée de désirs incontrôlables qui avait pris possession de toi ?

— D'accord, je le raconterai. Maintenant, tu dois tenir ta promesse. Quels sont tous ces bruits ?

— Le village célèbre l'enveloppe. Tu as deviné : elle contient la pension d'ancien combattant. Pauvre Chemin des Dames ! À cette heure, il ne doit plus lui rester un franc.

Je connais votre administration : sa mémoire est aussi méticuleuse et indestructible que celle de nos éléphants. Alors, puisque de toute façon, dans l'un de vos classeurs implacables, vous retrouverez ma lettre, même vieille de trente-neuf ans, autant vous l'avouer, j'ai déjà écrit à un Président de la République française. Il s'appelait Charles de Gaulle. Et je voulais lui demander de se réconcilier avec Chemin des Dames, mon grand-père. Le dossier doit comporter le récit de cette impudence typiquement margueritienne. J'en assume les pleines conséquences, même si mon nez seul est, comme toujours, responsable de tout.

Ce jeudi de 1960, je me souviens du jour car je n'avais pas classe, vers dix-sept heures, le vent tourna. Il se mit à souffler d'une direction tout à fait inhabituelle, le plein Est. Mes narines palpitèrent, mes sourcils se froncèrent : pourquoi l'air, soudain, sentait-il la mer ? D'après nos leçons de géographie, et le sens du courant de notre cher fleuve Sénégal, l'Atlantique se trouvait de l'autre côté. Quant à l'océan Indien, ses parfums devaient traverser tout notre continent, ses forêts et ses déserts, avant d'atteindre notre Nord-Ouest du Mali : autant dire qu'ils n'avaient aucune chance de parvenir jusqu'à nous. Je résolus de marcher vers la source de cette énigme, traversai le village et me trouvai bientôt devant la concession qu'on avait attribuée à Abdoulaye, une habitation isolée car plus personne, pas même mon père, son fils, ne supportait ses récits monocordes de la Grande Guerre française. Dans ce lieu isolé, les souvenirs de 14-18 ne gênaient que les baobabs et ses trois épouses, cadeaux du village, trop jeunes pour protester.

Il se tenait là, devant le seuil de sa maison, assis bien droit sur un étrange fauteuil, tubes d'acier noir et lanières de plastique jaune, celui-là même qu'on offrirait à l'ambassadeur, presque trente ans plus tard, pour entendre la longue litanie des dernières volontés. Et il pleurait. Sa main droite tenait une feuille de papier blanc. À ses pieds, un chien jouait avec une babouche.

Mon nez ne m'avait pas trompée. C'était le chagrin de mon grand-père, le sel de ses larmes qui sentait la mer.

Il rangea la feuille, du revers de la manche s'essuya les yeux.

— Qui es-tu?

Il me considérait sans beaucoup d'intérêt. Après tout, je n'étais que l'un de ses, j'ai tenté de compter depuis, mille trois cents descendants directs. Calculez vous-même : neuf femmes, soixante-douze enfants, une moitié de garçons, chacun marié quatre fois, chaque femme engendrant huit fois, soit neuf cent quatre-vingt-douze, une autre moitié de filles, trente-six, chacune engendrant aussi huit fois (en moyenne), soit deux cent soixante-huit.

— Je m'appelle Marguerite, je suis la première fille d'Ousmane et Manama.

— Alors, Marguerite, puisque Marguerite il y a, comment va l'école ?

De retour chez moi, j'interrogeai mon père : pourquoi cette détresse chez notre ancêtre ?

— La guerre est simple, Marguerite. Simple et triste.Les morts pourrissent. Les blessés saignent. Les survivants pleurent. Tu n'y peux rien. Et si ton nez continue à faire des siennes, on le coupera. Maintenant, dors.

 

De ce jour, je lui rendis visite. Le plus souvent possible. Chaque fois que soufflait le vent salé et que j'avais une heure de liberté. Nous parlions de tout sauf du plus important pour lui. Il tournait et retournait autour de son secret comme un oiseau timide qui se demande s'il va oser plonger son bec dans un cadavre. Il s'approchait, peu à peu : un jour, Marguerite, je te dirai.

Je suis une femme patiente. J'attendais le moment. Il me confiait ses autres soucis, ses épouses trop avides et toujours à se battre. Quel besoin avais-je de remplacer les décédées ? Je sais ce qu'elles espèrent de moi, l'augmentation de ma pension militaire. Les pauvres, elles vont être déçues ! Ah, ah ! Tu les entends se chamailler ? Il riait de bon cœur. Cette gaieté lui redonnait des forces.

Un soir, nous parlions du métier de forgeron : avait-il encore sa place dans le monde moderne ? Au beau milieu d'une phrase, il s'interrompit net, me posa la main sur l'épaule.

— Tu as déjà entendu parler du général de Gaulle ?

Fièrement, je répondis tout ce que je savais : c'est un Français géant qui vient de donner à l'Afrique entière son indépendance.

— Magnifique ! Eh bien, lui et moi, nous avons été amis, une amitié de combattants. Elle a duré quarante-trois ans, tu te rends compte ?

Je lui dis que je me rendais compte, moi qui venais d'être trahie par Lucie que je connaissais depuis ma naissance, et pour un garçon même pas beau. Les yeux du père de mon père brillaient de larmes. Je ne savais pas que les enfants, en plus du travail à l'école et des corvées de la maison (surtout le bois et l'eau), devaient aussi consoler les adultes. Je lui ai secoué le bras.

— Allez, depuis le temps que j'attends. Cette fois, raconte. Qu'est-ce qui s'est passé ? Le général et toi, vous aviez la même fiancée ?

— J'ai dû faire quelque chose de mal. Viens.

Il prit sa canne et m'entraîna jusqu'à l'école.

— Tu vois le double mètre, là, collé contre le mur ?

Je hochai la tête.

— Ça sert à mesurer les enfants. Et ce trait blanc, tout en haut, suivi d'un petit drapeau bleu, blanc, rouge ? C'est notre taille, celle du général de Gaulle et la mienne, Marguerite, exactement la mienne. Pourquoi ne répond-il pas à mes lettres ? Deux géants se doivent le respect, quelle que soit la couleur de leur peau. Tu veux rester coucher à la maison ?

Je n'ai pas pu en apprendre davantage ce soir-là. Les trois épouses nous appelaient pour le dîner. Elles s'étaient réconciliées. Elles me traitèrent comme une reine, tu veux un Coca, Marguerite, prends cette mangue, c'est la plus mûre. Je ne suis pas une imbécile. Je connais les manœuvres des filles. Je voyais bien qu'elles ne s'intéressaient qu'à lui. Elles jouaient de l'œil, elles balançaient leur cul. Hélas, j'étais trop fatiguée. Laquelle l'entraîna dans sa chambre ? Je me suis endormie avant d'assister à la fin du match.

 

Le lendemain, Chemin des Dames semblait désemparé comme jamais, seul sous le cailcedrat. Sa nuit s'était-elle mal passée ? Je me suis approchée à pas prudents et, sagement, j'ai préféré le questionner sur l'autre raison possible de son chagrin : son collègue géant, le général de Gaulle.

— Je ne peux pas vous réconcilier ?

— Hélas, je ne crois pas. Va chercher le dossier vert, sur la table.

C'était une chemise épaisse, bourrée de papiers. Il en sortit un, couvert de chiffres, et me le tendit.

— Regarde ma pension : elle est gelée.

Je connaissais la glace. L'ingénieur de la chute d'eau avait un réfrigérateur. Rien de commun entre ces cubes blanchâtres et brûlants et la feuille que je tenais entre mes doigts.

— C'est vrai que tu es une petite fille. Tu ne connais pas encore toutes les formes du froid. Je vais t'expliquer.

Il voulut commencer par le tout premier jour, son arrachement du village, son entraînement à la guerre dans la si jolie ville au bord de l'eau, Saint-Raphaël, et son terrible mois d'avril 1917 au nord-est de Paris, au Chemin des Dames. Les trente mille morts, dès le premier matin, dont vingt mille Africains.

Je me permis de l'interrompre. Tout le monde dans la famille, même les derniers-nés, avait fini par connaître, quart d'heure par quart d'heure, le récit de sa bataille, celle qui lui avait valu son surnom. C'est après que débutait l'inconnu.

— J'avais une pension, Marguerite, comme tous les anciens militaires. Chaque année, la France l'augmentait pour effacer la hausse des prix. Le 2 janvier 1960, j'ai reçu une lettre du général. Tu veux que je te la lise, Marguerite ?

Les trois épouses s'étaient rapprochées et, pour une fois d'accord, lui demandèrent d'arrêter là : « C'est une enfant, Abdoulaye, elle ne va rien comprendre. »

— Il faut qu'elle sache.

— «Monsieur (tu te rends compte, appeler « monsieur » un camarade de combat), en application de l'article 71 de la loi de finances n° 59-1454, les pensions, rentes et allocations viagères, imputées sur le budget de l'État français, dont sont titulaires les nationaux des pays ou territoires ayant appartenu à l'Union française, ou à la Communauté, sont remplacées par des indemnités annuelles calculées sur les bases des tarifs en vigueur pour lesdites pensions ou allocations à la date de leur transformation. Veuillez croire, Monsieur, en nos sentiments distingués. »

— Ça veut dire quoi ?

— Tu n'as pas à avoir honte, Marguerite. Moi non plus, je ne comprenais rien. Je suis allé à Kayes pour me faire traduire. Ça m'a coûté mille francs.

— S'il te plaît, réponds-moi. Que te disait ton général de Gaulle ?

— Il gelait ma pension. Elle n'augmenterait plus jamais. Malgré les prix qui grimpent plus vite que lessinges. Pourquoi m'a-t-il fait ça? À moi, son ami combattant?

— Peut-être qu'il rétrécit, ton général ?

Les épouses gloussèrent :

— Elle a raison, cette Marguerite. Arrête de nous ennuyer avec ce général. Accepte la vérité : ton géant devient petit, mesquin, radin, minuscule. Reviens quand tu veux, Marguerite, pour nettoyer le cerveau de ton grand-père. La tristesse, c'est comme la poussière, Marguerite, il suffit de balayer l'intérieur de la tête.

 

De retour à la maison, près de la chute d'eau, je me suis assise à la table commune. J'ai trempé mon porte-plume dans l'encre, la langue entre les lèvres pour me concentrer mieux. Et j'ai commencé par l'enveloppe :

Général de Gaulle
France

Je me disais que s'il était vraiment grand, il dépassait les maisons. Le facteur n'aurait qu'à lever la tête. Il le verrait forcément, au-dessus des toits. Donc « France » suffit, pas besoin d'autre adresse. Je lui demandais, à ce de Gaulle, de ne pas désoler mon grand-père. Les généraux français ont certainement, du feu chez eux. Rien de plus facile, pour un général français, que de dégeler une pension.

C'était, avant celle que je vous écris en ce moment, la première de mes lettres à un Président de la République française. Il ne m'a jamais répondu.

Quand je viendrai en France, j'irai dans son village,à Colombey, je trouverai le fabricant de son cercueil. Lui me dira la vérité, le nombre exact de centimètres qu'il possédait encore au jour de sa mort. Je connais sa taille officielle, égale à celle de mon grand-père. Je n'aurai qu'à poser la soustraction. Je saurai combien lui a fait perdre sa lettre du 2 janvier 1960, cette fameuse lettre à l'odeur de sel.

Et puis je me rendrai là-bas, j'ai consulté la carte, au pied du fameux chemin où tant des nôtres reposent, et où naissent et renaissent sans cesse les cauchemars d'Abdoulaye.

 

— Papa, tu ne crois pas qu'on devrait ajouter Chemin des Dames à notre nom de forgeron africain Dyumasi ?

— Marguerite, un bon conseil : abandonne cette manie du passé. Notre continent a besoin d'avenir. De rien d'autre.

Heureusement que Mariama, la gesere, n'avait pas entendu. Je crois qu'elle aurait débarrassé la terre de ce mari et père si néfaste et imbécile : qu'est-ce qu'un fleuve sans sa source ?

 

— Madame Bâ, vous tenez vraiment à évoquer cette douloureuse affaire des pensions gelées des anciens combattants ?

— Devinez, maître Fabiani !

— Vous ne craignez pas, je ne sais pas, moi, que les autorités françaises, dont on sait la susceptibilité, en prennent quelque ombrage ?

Cher avocat ! Il avance à pas légers, précautionneux, comme une aigrette sur la berge. Il ne me connaît pas encore. Mais il devine déjà la violence cachée du caractère de sa cliente. Ce réservoir de colères terribles, qui peuvent se déclencher à tout moment.

— Maître Fabiani, nous n'en sommes qu'au début de notre collaboration. Alors, autant mettre les choses au point. D'après vous, qu'attend de moi le Président de la République française, avant de décider s'il doit m'ouvrir ou non la porte de son pays ? De la dissimulation ou de la franchise ? Marguerite Bâ, née Dyumasi, fille d'un forgeron élève de votre Conservatoire National des Arts et Métiers, a, depuis sa naissance, choisi la route de la vérité. Elle s'y tiendra. Et qu'importent les conséquences.

Madame Bâ
titlepage.xhtml
Madame Ba vu PA_split_000.htm
Madame Ba vu PA_split_001.htm
Madame Ba vu PA_split_002.htm
Madame Ba vu PA_split_003.htm
Madame Ba vu PA_split_004.htm
Madame Ba vu PA_split_005.htm
Madame Ba vu PA_split_006.htm
Madame Ba vu PA_split_007.htm
Madame Ba vu PA_split_008.htm
Madame Ba vu PA_split_009.htm
Madame Ba vu PA_split_010.htm
Madame Ba vu PA_split_011.htm
Madame Ba vu PA_split_012.htm
Madame Ba vu PA_split_013.htm
Madame Ba vu PA_split_014.htm
Madame Ba vu PA_split_015.htm
Madame Ba vu PA_split_016.htm
Madame Ba vu PA_split_017.htm
Madame Ba vu PA_split_018.htm
Madame Ba vu PA_split_019.htm
Madame Ba vu PA_split_020.htm
Madame Ba vu PA_split_021.htm
Madame Ba vu PA_split_022.htm
Madame Ba vu PA_split_023.htm
Madame Ba vu PA_split_024.htm
Madame Ba vu PA_split_025.htm
Madame Ba vu PA_split_026.htm
Madame Ba vu PA_split_027.htm
Madame Ba vu PA_split_028.htm
Madame Ba vu PA_split_029.htm
Madame Ba vu PA_split_030.htm
Madame Ba vu PA_split_031.htm
Madame Ba vu PA_split_032.htm
Madame Ba vu PA_split_033.htm
Madame Ba vu PA_split_034.htm
Madame Ba vu PA_split_035.htm
Madame Ba vu PA_split_036.htm
Madame Ba vu PA_split_037.htm
Madame Ba vu PA_split_038.htm
Madame Ba vu PA_split_039.htm
Madame Ba vu PA_split_040.htm
Madame Ba vu PA_split_041.htm
Madame Ba vu PA_split_042.htm
Madame Ba vu PA_split_043.htm
Madame Ba vu PA_split_044.htm
Madame Ba vu PA_split_045.htm
Madame Ba vu PA_split_046.htm
Madame Ba vu PA_split_047.htm
Madame Ba vu PA_split_048.htm
Madame Ba vu PA_split_049.htm
Madame Ba vu PA_split_050.htm
Madame Ba vu PA_split_051.htm
Madame Ba vu PA_split_052.htm
Madame Ba vu PA_split_053.htm
Madame Ba vu PA_split_054.htm
Madame Ba vu PA_split_055.htm
Madame Ba vu PA_split_056.htm
Madame Ba vu PA_split_057.htm
Madame Ba vu PA_split_058.htm
Madame Ba vu PA_split_059.htm
Madame Ba vu PA_split_060.htm
Madame Ba vu PA_split_061.htm
Madame Ba vu PA_split_062.htm
Madame Ba vu PA_split_063.htm
Madame Ba vu PA_split_064.htm
Madame Ba vu PA_split_065.htm
Madame Ba vu PA_split_066.htm
Madame Ba vu PA_split_067.htm
Madame Ba vu PA_split_068.htm